par le capitaine Denys Jaquet
Acte de désespoir, acte de foi, le sacrifice de 960 Juifs au début de notre ère dans la citadelle de Massada reste un fait unique dans l’histoire de l’humanité.
Article paru dans la Revue militaire suisse en 1986
73 après J.-C. Dans le protectorat de Judée, l’occupation romaine est pesante. Partout ailleurs dans l’empire, les vaincus ont assimilé la façon de vivre des vainqueurs. Leurs Dieux ont même été accueillis au Panthéon. Ici, rien de tel. Les Juifs adorent un Dieu invisible auquel ils lient tous leurs actes et affirment que ceux de Rome ne sont que des statues. Pire encore, ils refusent les moindres gestes du mode de vie des Romains qui ne l’admettent pas. La révolte gronde. La révolte éclate. Titus l’écrase. Il prend et brûle Jérusalem et détruit le Temple. Le protectorat est devenu une colonie. A Yavné, petite bourgade, les esséniens, saints hommes, continuent d’enseigner la Thora, c’est la résistance passive. A l’intérieur du pays, les zélotes mènent la guérilla, c’est la résistance active. L’occupant n’est maître que des villes. Situation connue… L’insurrection prend chaque jour de l’ampleur. Le général Silva a cependant reçu l’ordre d’en finir. Campagne aujourd’hui classique, où une armée lourdement équipée tente de saisir un ennemi justement insaisissable. A force de massacres il y parvient finalement. Mais un nid résiste encore, Massada.
Massada, une montagne tronquée dans un site préhistorique, sans un arbre, sans une herbe, proche de la mer Morte, et dont l’accès est déjà toute une aventure. Au sommet, une forteresse imprenable qui surplombe 300 m de ravin, occupée quelques mois plus tôt par une garnison romaine que les zélotes ont malgré tout délogée. Depuis, ils ne cessent de harceler les convois romains. Un siècle auparavant le maître des lieux s’appelait Hérode le Grand. Il y avait installé ses palais, d’immenses citernes et des entrepôts bourrés de vivres qui s’y conserveront éternellement tant l’air est sec. Personnage sanglant, qui a fait assassiner ses trois fils, sa nature inquiète le conduira à renforcer les fortifications édifiées quelques années plus tôt par son prédécesseur, le roi Alexandre Janée. Mais Hérode le Grand est mort. Et aujourd’hui, les zélotes ses sujets se sont installés avec leurs femmes et leurs enfants, et font transformer les bains en piscine rituelle. Leur chef s’appelle Eleazar Ben Yair. Bien qu’il se batte depuis des années, ce n’est pas un soldat, mais un combattant de la foi, comme tous ses compatriotes. Silva arrive maintenant devant Massada avec sa Xe légion. Il doit prendre la citadelle avant l’hiver, très dur dans cette région, et surtout capturer ses occupants. Ainsi, il pourra les envoyer à Rome pour les faire défiler à son triomphe. Ainsi, le peuple juif sera définitivement soumis. Pour l’heure, Silva fort de ses 15 000 hommes fait dresser une muraille autour des assiégés, avec une tour tous les 100 mètres.
Nous connaissons l’essentiel du siège grâce à un historien de l’époque, Flavius Josephe, un des chefs de la révolte, qui après de durs combats s’était finalement rallié aux Romains. Ses écrits ont longtemps laissé sceptiques ceux qui se sont penchés sur la question, tant les détails sont atroces, mais les fouilles archéologiques l’ont confirmé point par point. Du haut des remparts, les Juifs se moquent des Romains, avec ce qu’ils ont comme réserve ils peuvent tenir des années.
Maintenant, Silva met en chantier une rampe au seul endroit abordable de la montagne, au bout de laquelle il fait édifier une tour de fer, juste devant le rempart. Dans la tour, un énorme bélier qui, à force de se fracasser contre le mur, finit par ouvrir une brèche. Les archéologues en ont retrouvé la trace. Pendant ce temps, les zélotes ne restent pas inactifs, bien sûr. Sous un déluge de pierres, ils construisent un nouveau mur, en poutres et en terre, que le bélier en tassant l’argile ne fait que rendre plus solide. Massada va être sauvée! Mais les Romains comprennent vite que leurs efforts sont vains. Silva fait mettre le feu aux poutres du nouveau mur. D’immenses flammes apparaissent. Au début, le vent souffla si fort contre les assaillants qu’ils crurent un instant échouer. Mais soudain, le vent changea de direction et, comme si Dieu s’était mis de leur côté, embrasa le mur d’un seul coup. Les Romains regagnèrent leur camp dans l’enthousiasme, résolus à donner l’assaut le lendemain.
Les archéologues durant les fouilles ont souvent constaté ces sautes de vent. Dans la forteresse, les zélotes savent maintenant qu’ils ont peu de chances de s’en sortir et que dans quelques heures la Légion les envahira. Faut-il fuir ou tenter de se battre comme à Jérusalem?
Ecoutons Josephe: «Eleazar ne pensait pas à fuir et ne voulait pas que ses compatriotes y pensent. Il les rassembla et leur parla… Juifs pieux, qui avez résolu de ne jamais subir le joug romain mais de n’obéir qu’à Dieu, le temps est venu de montrer que vous le voulez vraiment. Nous ne pouvons éviter demain d’être emportés d’assaut, mais rien ne nous empêche de finir nos jours. Nos ennemis veulent nous prendre vivants, nous ne pouvons espérer les vaincre. Ne devons-nous pas imaginer que Dieu, qui autrefois avait tant aimé notre peuple, a résolu sa perte? Pouvons-nous douter que Dieu veuille que nous périssions après avoir vu le feu, que le vent portait vers nos ennemis, se tourner contre nous et brûler le mur qui était notre seule défense? Ces effets de la colère divine ne peuvent être imputés qu’aux crimes que nous avons commis. Puisque nous ne pouvons échapper au châtiment, ne vaut-il pas mieux satisfaire Sa justice par une mort volontaire? Nous mourrons avec la consolation d’avoir garanti à nos femmes la sauvegarde de leur honneur, épargné la servitude à nos enfants et donné à nous-mêmes une sépulture honorable. » Ainsi parla Eleazar, raconte Josephe, mais tous ne furent pas convaincus. Alors, il reprit son discours: « Qui peut douter à présent que Dieu a rendu un arrêt de mort contre toute la nation juive? »
Il reprend sa démonstration, raconte les derniers malheurs du peuple juif massacré à Césarée, à Scythopolis, à Damas, à Jérusalem, là où Dieu avait sa demeure, elle a été détruite. Et l’homme conclut: «Nous pouvons encore nous servir de nos mains, de nos épées, mourons avant de devenir esclaves, avec nos enfants et nos femmes. Mourons libres. C’est Dieu qui nous impose cette nécessité » Alors écrit Josephe: «Les maris embrassèrent leurs femmes et leurs enfants, et ils exécutèrent la décision. Tous, ils tuèrent leurs femmes et leurs enfants. Puis ils mirent le feu à leurs biens. Ensuite, ils tirèrent au sort dix d’entre eux qui reçurent pour mission de tuer les autres, chacun se rangea près des cadavres des siens et les dix s’acquittèrent de leur effroyable ministère. Puis ils tirèrent encore une fois au sort pour désigner celui qui tuerait les neuf autres, qui s’offrirent avec la même constance que les premiers. Celui qui resta seul, ayant reconnu que tous étaient mort, mit le feu au palais et se transperça. »
Le lendemain à l’aube, les Romains donnèrent l’assaut. Mais personne ne parut. Un silence terrible pesait sur Massada. Deux femmes qui s’étaient réfugiées avec cinq enfants dans des cavernes racontèrent ce qui s’était passé. Ils eurent de la peine à les croire. Mais en arrivant en vue du palais, ils trouvèrent 960 morts, en comptant les femmes et les enfants. Les chercheurs ont retrouvé les traces des zélotes, leurs modestes demeures, leurs monnaies, les traces de l’incendie, leurs cadavres, ceux de leurs femmes et de leurs enfants. Ils ont même découvert dix piécettes portant dix noms juifs. Sur la dixième était écrite «Ben Zaïr». Les jetons qui ont servi aux derniers pour choisir celui qui les tuerait.
L’événement Massada est donc un fait établi. Peut-il se reproduire? Nul ne le sait. Depuis 2000 ans, il n’a jamais été imité. Certes, il y eu dans l’histoire des actes héroïques, des actes désespérés, et qui restent remarquables, mais jamais ceux qui étaient impliqués n’avaient comme à Massada, le choix. Rien à voir non plus, avec le meurtre collectif de Guyana ou le fanatisme aveugle iranien. Massada, c’est le suicide de la foi. Existe-t’il aujourd’hui, une nation où la croyance en un être suprême est cendres révèle ce que l’homme a fait un assez forte pour déterminer un suicide jour et qu’il ne fera peut être plus collectif? Difficile de répondre. Massada exhumée aujourd’hui de ses cendres révèle ce que l’homme a fait un jour et qu’il ne fera peut être plus.
D. J.